Les 7 et 8 avril 2025, une trentaine de participants se sont réunis à Bruxelles pour réfléchir à l’impact de l’intelligence artificielle sur la langue des signes et l’accessibilité des personnes sourdes.
Organisé par l’EUD (Union européenne des sourds) , l’événement intitulé « La langue des signes à l’ère de l’intelligence artificielle : quels droits numériques et quels dilemmes éthiques ? » a rassemblé des chercheurs, des enseignants sourds, des interprètes et des professionnels du secteur. Objectif : faire le point sur les risques, les opportunités et les enjeux éthiques liés au développement de l’IA dans ce domaine.
De la technologie pour à la technologie avec
Les débats ont été animés par deux chercheurs sourds reconnus : Maartje De Meulder (Université d’Utrecht, Pays-Bas) et Robin Angelini (Université de Vienne, Autriche). Leur constat est clair : les technologies d’IA sont encore largement conçues sans les personnes sourdes — parfois même contre leurs intérêts.
Ils dénoncent une approche audiste, centrée sur les entendants, qui produit des outils inadaptés aux besoins réels et aux pratiques linguistiques des signeurs sourds. Ils alertent sur le risque de subordination linguistique à la technologie : lorsque les outils sont développés sans les communautés sourdes, la technologie tend à figer une norme unique, au détriment de la diversité et de la richesse de la langue des signes.
Les deux chercheurs ont aussi abordé le concept du technosolutionnisme – cette croyance selon laquelle la technologie pourrait résoudre tous les problèmes sociaux. Une approche dangereuse si elle ignore les causes structurelles des inégalités et les réalités vécues des minorités. L’EUD a notamment pointé le danger de remplacer la traduction humaine par des avatars dans les vidéos officielles : derrière une accessibilité immédiate, on perd en qualité humaine, linguistique et culturelle.
Ils soulignent cependant que l’IA peut aussi devenir un véritable levier d’accessibilité, si elle est pensée avec et pour les personnes sourdes, par exemple pour la traduction de sites web ou le sous-titrage.
Quand l’accessibilité devient un marché
Face aux coûts importants des interprètes humains, les technologies d’IA attirent de plus en plus de financements publics et privés. Quelques exemples non exhaustifs à l’appui :
- Le projet français SignToKids, financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR) (543 860 €), vise à développer des ressources numériques en LSF pour enfants, avec des avatars signants. Il soulève des questions sur la qualité linguistique et la place des enseignants sourds.
- Le projet autrichien SiMAX, financé par l’UE (1 094 360 €), développe un avatar 3D pour traduire automatiquement des textes en langue des signes. Promu en Europe, il est présenté comme une alternative économique à l’interprétation humaine dans les vidéos d’informations publiques.
- SignON, un projet financé par le programme européen Horizon 2020 (soutien à la recherche et à l’innovation), est coordonné depuis l’Irlande. Il vise à développer une application de traduction automatique entre plusieurs langues des signes (LSF, BSL, ISL…) et les langues vocales correspondantes. Le projet est ambitieux, mais soulève des doutes sur sa faisabilité, les langues signées étant visuelles, spatiales et fortement ancrées culturellement.
Mais à quel prix pour les droits linguistiques des personnes sourdes ? Sans réelle participation des communautés concernées, l’automatisation risque de produire des solutions standardisées, éloignées des usages réels et de la diversité des langues des signes. Une accessibilité de façade, qui peut au final affaiblir plutôt que renforcer ces droits.
La position de l’EUD : même prudence pour toutes les langues
L’EUD a souligné une inégalité dans les usages de l’IA : pour les langues vocales, elle est conçue comme un outil de soutien aux interprètes (prise de notes, transcription, aide terminologique) ; pour la langue des signes, elle est souvent envisagée comme un remplaçant.
Cette différence traduit une inégalité de traitement : d’un côté, on valorise le rôle humain, de l’autre, on cherche à réduire les coûts. Ainsi, des avatars signants sont proposés pour remplacer les interprètes en LSF, au détriment de la qualité linguistique et de la dimension relationnelle de l’interprétation.
L’EUD a rappelé que :
- L’IA manque encore de précision linguistique et de sensibilité culturelle pour garantir une interprétation fidèle en langue des signes.
- Les solutions actuelles, mal calibrées, peuvent nuire à l’accès à des informations vitales.
- Le même niveau de prudence appliqué à l’oral doit s’appliquer au visuel.
L’EUD compte poursuivre son action auprès des institutions européennes pour encadrer le développement de l’IA et défendre une accessibilité respectueuse des langues des signes et de leurs usagers.
efsli : entre vigilance et construction de solutions
L’European Forum of Sign Language Interpreters (efsli), qui regroupe les associations d’interprètes en langue des signes à travers l’Europe, a présenté ses recommandations face au développement de l’intelligence artificielle dans le domaine de l’accessibilité.
L’organisation insiste sur l’importance de garantir le droit à une interprétation humaine, notamment dans des domaines sensibles comme la santé, l’éducation ou l’information. Elle encourage aussi à accompagner les évolutions technologiques, en créant de nouvelles opportunités pour les interprètes sourd·es, par exemple dans le champ de l’éthique, la qualité ou la médiation technologique. Mais l’efsli alerte sur un risque : celui de voir certaines missions, comme les traductions muséographiques ou les annonces publiques, confiées à des avatars au détriment des interprètes sourd·es.
« Interpréter, ce n’est pas juste traduire des mots. C’est faire le lien entre des mondes, des émotions, des référents culturels. Aucun algorithme ne sait faire ça », a souligné la représentante d’efsli.
Et après ?
Ce séminaire n’a pas clos un débat : il l’a ouvert. D’autres rencontres sont prévues pour approfondir ces enjeux cruciaux. Car une chose est sûre : l’innovation ne vaut que si elle protège la dignité et les droits des personnes sourdes.
À l’heure où les algorithmes pénètrent tous les domaines de la vie, il est plus que jamais nécessaire de signer, penser et créer autrement.
Pour en savoir plus sur les avatars en langue des signes, retrouvez notre article publié sur le site de Deaf Journalism Europe : Avatars en langue des signes : la ruée vers l’or de l’Allemagne pour réduire les interprètes « peau ». Il revient sur l’historique, les méthodes utilisées et les enjeux concrets, à partir de l’exemple allemand.
Ecrit par Charlotte Berthier et présenté par Laura Guernalec de Médiapi